Carte blanche – « Bruxelles numérique » : une mesure discriminatoire

Espace Social se joint aux associations signataires de cette carte blanche.

Dans quelques jours, le gouvernement bruxellois va présenter au parlement un projet d’ordonnance intitulée « Bruxelles numérique », porté par le ministre Clerfayt. Cette ordonnance, qui a la même force contraignante qu’une loi, impose aux administrations régionales et communales bruxelloises (telles qu’Actiris, les CPAS ou les communes) de rendre intégralement disponibles en ligne leurs services, et de communiquer avec les citoyens par ce biais. Par contre, ce texte n’impose pas aux administrations de maintenir un guichet humain, en parallèle de ce « guichet numérique ». L’objectif de la mesure est clair : le digital va devenir la règle quand le papier et le contact humain seront des exceptions. C’est ce qu’on appelle le « digital par défaut ».

On le constate depuis longtemps, les guichets physiques disparaissent de plus en plus et les usagers sont invités à s’orienter vers un site web ou une application pour trouver réponse à leur demande, y compris pour les démarches les plus fondamentales. Avec l’ordonnance, on ne peut douter que cette tendance va s’intensifier. Les situations de non-recours aux droits (au travail, au logement, aux allocations…) vont continuer de croître et seront laissées sur le carreau toute une série de personnes pour qui cet accompagnement humain est nécessaire et même vital notamment pour accéder aux droits sociaux.

S’il est vrai que, quand le numérique fonctionne, il peut permettre à l’Etat et à nombre de personnes de gagner du temps et de réduire les dépenses, il ne faut pas ignorer que les inégalités numériques se creusent. Selon le Baromètre de l’inclusion numérique 2022 [1], aujourd’hui, près d’un Belge sur deux et deux Bruxellois sur cinq sont en difficulté avec le numérique, en ce compris des jeunes. Ce chiffre augmente pour les personnes défavorisées sur le plan socioéconomique (niveau de revenus) et culturel (niveau du diplôme), dont les personnes en difficulté avec la lecture et l’écriture, mais aussi les personnes âgées et certaines personnes porteuses de handicap.

Cela signifie donc que l’ordonnance « Bruxelles numérique » va imposer, pour l’accès à des besoins essentiels, une voie d’accès qui met en difficulté une personne sur deux, et soulève, pour certains, de réelles questions de survie.

Sur le plan juridique, cette mesure bruxelloise pose question au regard de la Constitution, et en particulier aux exigences d’égalité et de non-discrimination consacrées par les articles 10 et 11 de la Constitution. En effet, bien qu’elle soit neutre en apparence, elle aboutit à imposer une différence de traitement non justifiée à près d’un Bruxellois sur deux, entraînant des conséquences néfastes graves au quotidien. Cette ordonnance est également contraire aux principes généraux de droit administratif (principe de continuité du service public, de bonne administration, d’accessibilité…).

Certes, les autorités bruxelloises affirment qu’il n’est « pas question d’abandonner une partie de la population en raison de la numérisation des services publics. Elle ne doit jamais être l’occasion d’une privation de droits ou d’accès aux droits. » [2] et elles imposent effectivement aux administrations de rédiger « une stratégie d’accompagnement ». Mais sous quelle forme ? Des campagnes de sensibilisation, des formations ou une orientation vers les EPN (Espaces Publics Numériques). C’est là faire abstraction du fait qu’il y aura toujours des personnes pour qui seul le contact humain permettra de s’en sortir dans les démarches administratives. 

Bien qu’elle se veuille constructive, cette piste de solution témoigne en outre d’une mauvaise connaissance des besoins et des compétences de la population. Les organismes et associations de première ligne sont les témoins directs de l’augmentation des difficultés d’accès aux droits en lien avec la « dématérialisation » des services d’intérêt général (c’est-à-dire le processus de numérisation des services et de réduction, voire de disparition, des autres canaux de communication –le papier, les guichets et les services téléphoniques–). Le nombre de demandes d’aides de personnes qui n’arrivent pas à remplir un dossier pour le CPAS ou pour Actiris par exemple, a explosé depuis que les démarches en ligne sont incontournables. Ces associations et organismes tentent de compenser l’inaccessibilité des services en devenant des sous-traitants des administrations. Outre le fait qu’ils ne sont pas mandatés ni financés pour faire ce type de travail, ils ne sont pas non plus experts de ces matières souvent complexes. Garantir l’accès aux droits est une obligation qui incombe aux autorités publiques et n’est pas de la responsabilité du secteur associatif. La « simplification administrative » doit être réalisée au profit de la population et non des seules administrations.

Pour toutes ces raisons, nous demandons aux autorités régionales et communales de mettre en place les moyens nécessaires pour assurer un service de qualité via la présence d’un nombre suffisant de guichets physiques accessibles à toutes et tous. Nous dénonçons la dématérialisation irréfléchie des services. Une telle réforme est de nature à transformer radicalement les liens qui nous lient les uns aux autres et qui font qu’ensemble nous faisons société. Cette question mérite de faire l’objet d’un large débat public.

[1] Baromètre de l’inclusion numérique. Bruxelles : Fondation Roi Baudouin, 2022. https://kbs-frb.be/fr/barometre-inclusion-numerique-2022

[2] « Pas question d’abandonner le citoyen face au numérique » | Bernard Clerfayt